Faire comme avant ?
En cette période inédite de pandémie à l’échelle mondiale, l’interrogation est partout.
Au risque d’enfoncer des portes déjà ouvertes, il devient évident que rien ne sera plus comme avant. Nous voyons fleurir quantité de « bonnes initiatives », et les offres de conseil se multiplient avec une promesse quasi dogmatique de « je vais vous apprendre à faire mieux, et je vais vous apprendre à passer le cap »…. Les intentions sont louables, certes, mais globalement (et ce n’est qu’une opinion) : le fond est de refaire un peu plus du « comme avant » mais « en mieux ».
Mais est-ce vraiment possible ?
En réalité, et au-delà de l’urgence sanitaire, n’assiste-t-on pas à une reconsidération de l’image-même de nos entreprises et de nos sociétés en terme philosophique, en terme sociologique mais également en terme psychologique… puisque ce qui est questionné ici ce sont bien les interactions sociales et le « comment je suis » avec l’Autre.
Pour aller plus loin dans ma réflexion, ce qui est questionné ici n’est pas tant une question de FAIRE mais bien une question d’ETRE.
FAIRE c’est être dans l’action, dans le mouvement : que faire alors quand le mouvement nous a été interdit ?
Une proposition qui vient du sens étymologique du « faire » ». Le latin nous dit que « faire » vient de « facio », comme la réalisation de quelque chose d’un point de vue matériel, comme d’un point de vue intellectuel. Pour faire des raccourcis (un peu faciles…) en le ramenant à la question du confinement : nous faisons en réfléchissant aussi…. En d’autres termes, « Faire une nouvelle société », réfléchir à l’après, c’est aussi se « réformer » soi-même en réfléchissant à soi : pour ensuite construire la société de demain.
Je pourrais également le dire en d’autres termes : Entreprendre quelques choses, c’est aussi, et avant tout, s’entreprendre soi-même.
Les questions soulevées par cette période inédite ?
J’en vois 3 essentiellement.
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La Nécessité de Ré-Enchanter et de Ré-inventer le Travail
En relisant un article de 2013 de David GRAEBER, je me suis interrogée sur ce que l’anthropologue américain appelle (très poétiquement) les « Bullshit Jobs» (1) , en d’autres termes les « jobs à la con ».
Quezaco ?
Ce que GRAEBER dénonçait (non sans polémique à l’époque) était que la bureaucratisation de nos économies a vu la multiplication des emplois inutiles ; entendu par « inutile » les jobs aux tâches inutiles et vides de sens…. Et que le dramatique de l’affaire c’est quand tous ces travailleurs de bureau ont pleinement conscience de la superficialité de leur contribution à la société, ce qui peut conduire à des remises en question importantes et au-delà, à des pathologies.
Et GRABER de compléter de manière quasi-prémonitoire:
« Dites ce que vous voulez à propos des infirmières, éboueurs ou mécaniciens, mais si ils venaient à disparaître dans un nuage de fumée, les conséquences seraient immédiates et catastrophiques, écrit-il. Un monde sans profs ou dockers serait bien vite en difficulté, et même un monde sans auteur de science-fiction ou musicien de ska serait clairement un monde moins intéressant. En revanche, il n’est pas sûr que le monde souffrirait de la disparition des directeurs généraux d’entreprises, lobbyistes, assistants en relation presse, télémarketeurs, huissiers de justice ou consultants légaux. Beaucoup soupçonnent même que la vie s’améliorerait grandement.»
Alors que nous a appris ce confinement ?
Et bien que les métiers qui ont été encensés jusque-là, semblent moins « utiles » de nos jours ; à contrario, ceux qui étaient moins bien considérés (en terme d’image sociale, mais également salariaux, avouons-le, puisqu’ils sont également sous-payés, n’est-il pas ?) nous sont aujourd’hui indispensables. En effet, que ferions-nous sans employés de caisse ou éboueurs aujourd’hui ? Que ferions-nous sans femme (ou homme hein…) de ménage ou infirmières (iers) ?
Ce sont eux qui sont sur le front ; et c’est la question de l’utilité qui est mise en jeu.
Un Cas concret
Illustrons le propos par un cas concret. Je vois aujourd’hui dans mon bureau (en visio…) une Responsable de plateau de télémarketing qui m’explique : « Nada, je suis en plein désarroi et je voudrais urgemment retrouver du sens dans mon travail… »
Appelons-là Marie.
Marie est chef d’équipe, et gère des téléconseillers chez un grand opérateur télécom. Alors certes me direz-vous (à juste titre) que dans nos temps actuels, les réseaux sont importants pour « (re)nouer » contact et ne pas perdre le lien…. Et en tant que coach pro. J’y serais d’autant plus sensible car si je poursuis mes accompagnement, c’est bien parce que ma connexion internet fonctionne. Certes.
Mais voilà : Marie a le sentiment de n’avoir aucune contribution dans notre société.
« Le problème Nada c’est que je me sens inutile derrière mon écran…. Et que face à un employé dans l’agriculture qui cueille les tomates qui me font manger, quelle utilité a ma mission derrière un ordinateur à compiler des tableaux de gestion et de reporting ? »
Que penser également de Lucie qui m’explique avoir toujours été bonne élève, qu’elle a fait de grandes études pour arriver à son rêve : prendre la direction marketing d’une grosse entreprise…. Mais qui à l’aube de ses quarante ans me dit :
« Et bien c’est quoi la suite ? C’est quoi mon projet réellement ? J’aimerais que vous m’aidiez à retrouver mon « Pourquoi »….Pourquoi je fais les choses, pourquoi je me lève le matin, pourquoi j’ai l’impression de ne pas faire ma part dans ce monde »
En réalité, ce que me disent Marie ou Lucie c’est l’envie de faire leur part, de pouvoir contribuer à insérer leurs empreintes et de ré-enchanter leurs missions. Il est question d’Utilité et de « faire sa part ».
C’est l’une des nombreuses questions que posent ce confinement : Comment la société a créée tous ces emplois sans intérêt, tout en délaissant toute une partie des jobs mal considérés jusque-là, et qui pourtant ont une véritable valeur-ajoutée….
Ce qui m’amène à une autre question, qui semble assez liée à la précédente.
2. La Création de nouvelles valeurs
« Notre seule unité, c’est l’interrogation » nous disait André MALRAUX (2). J’avais envie de le citer ici car si les experts réfléchissent parfois dans des idées contradictoires (et c’est bien comme ça…), force est de constater que nous réfléchissons tous à ce « monde d’après ».
Nous poser des questions : N’est-ce pas là notre plus grande cohésion à l’échelle mondiale ?
En lisant Laurence DEVILLERS (3) récemment, celle-ci pose les choses de manière simple mais néanmoins intéressantes : « Nous sommes face à une remise en question de nous-mêmes. Il y a une mise à nu de la société. » et de poursuivre : « Je crains une trop grande envolée de la vie numérique durant le confinement… Soit on en profite pour faire un vrai retour sur soi-même et on affronte le sens virtuel des esprits, soit on demande encore plus à nos écrans et à la société dématérialisée, ce qu’il faut craindre… L’occasion, nous est donnée de faire avec ce qu’on a, non les écrans mais notre pensée ! »
Pour résumer, ce confinement appelle à revenir à Soi, au-delà de toute solution technique.
N’est-ce pas là une opportunité de remettre de l’essentiel à l’important, comment une occasion de nous réinventer et de repenser les liens qui existent entre nous ?
Je suis d’ailleurs surprise à chaque fois que j’ai quelqu’un au téléphone de l’entendre (et de m’entendre aussi…) dire : « Prend bien soin de toi ». C’est la notion de sollicitude qui semble décuplée pendant cette période de confinement… Nous réapprenons à vivre autrement ensemble en revisitant la notion de « vie en commun », au-delà même des inégalités puisque nous sommes tous ensembles, à la maison.
Nous découvrons également que nous sommes tous interdépendants puisqu’on accepte de s’enfermer pour protéger l’Autre.
Ces nouvelles valeurs sont celles de notre culture profonde, comme le dit très justement Boris CYRULNIK dans un entretien à France Inter (4) : « Quand l’épidémie sera terminée, on constatera que l’on aura dépoussiéré d’anciennes valeurs qui nous serviront à mettre au point une nouvelle manière de vivre ensemble. »
Et quelles sont ces valeurs ? Et bien celle d’Humanisme, d’Interdépendance, de Solidarité, d’Ecologie, et bien d’autres… Et dans nos entreprises ?
Ce confinement imposé s’est accompagné de la généralisation de certaines pratiques de télétravail, des conf calls, de réunions virtuelles, etc. Soyons francs : quand nous ne pouvons pas sortir, la première échappatoire c’est le virtuel et tous ses outils…. Oui mais voilà : est-ce suffisant ?
A mon échelle, mon quotidien a forcément été aménagé. Et les entretiens se sont poursuivis en Visio. Mais est-ce suffisant pour autant ? Bien que le travail se poursuive (et se poursuive « bien »), le filtre de l’écran laisse un sentiment de « rester sur sa faim » : l’humain, avec tout ce qu’il a de plus intuitif, de non-dits, de proximité, oserais-je dire « d’aura », est un vaste terrain de découverte, de surprise, d’étonnement et de champs à explorer. Je ne suis pas sûre (et ce n’est qu’une opinion…) que derrière l’écran nous ne perdions pas des leviers indispensable à cette métacommunication si chère aux métiers du « care »…. N’en déplaise aux chantres de la Silicon Valley et de de leurs suiveurs qui prévoient une automatisation accrue du travail en valorisant le travail de la machine à celui de l’Homme. Mais ça, c’est un autre débat.
Peut-être alors que ce confinement remet les choses en place.
Je rajouterais également le bouleversement qu’a généré le chômage partiel. Comment va se passer le retour au travail pour ces salariés qui se sont rendus compte que l’entreprise tournait, bien qu’ils soient absent physiquement ? Comment renforcer leur sentiment d’appartenance à une institution lorsque ce confinement leur a pour certains permis cette introspection sur la suite ? Et enfin, comme je peux le voir dans mon métier, comment ré-enchanter et remotiver ces salariés qui ont eu la possibilité de redéfinir leur priorité en travaillant sur une meilleure gestion de leur charge mentale, en réfléchissant à leur gestion du stress, en rajoutant un meilleur équilibre entre leur vie pro/vie perso… parfois en passant par un coaching ou même par un bilan de compétences ?
La question est ouverte et donne l’opportunité de changement « construit ». Cette période de pause donne forcément plus de place pour s’interroger sur Soi et notre besoin d’être en lien avec les autres.
Nous assistons d’ailleurs à des mises en images de manière massive de ce besoin de solidarité et d’empathie qui s’exprime massivement aujourd’hui. Peut-être que ces nouveaux besoins trouverons un écho durable pos- confinement ?
Espérons-le.
Enfin, en écho à cette nécessité de création de nouvelles valeurs dans l’entreprise, le rôle des managers et des dirigeants me semble primordial.
3. (Re)-Définir et développer l’Agilité managériale
L’efficacité de la mise en œuvre des questions précédentes s’accompagnent généralement de tout un système où les managers et les organes dirigeantes de l’entreprise ont un rôle prépondérant.
Les dirigeants parce que tout ces changements ne posent-ils pas la question du système de gouvernance des entreprises ?
C’est d’abord une nécessité économique : puisque force est de constater que depuis le début de cette crise inédite, les entreprises ayant les meilleures notations environnementales, sociales et de gouvernance (5) (ESG) ont montré une plus forte résistance au choc économique et financier actuel, ce qui met en lumière la nécessaire place que doit prendre la RSE dans notre économie.
Il est évident qu’il y aura un impact économique à cette crise, mais les entreprises ayant mis en place des politiques RSE fortes résistent mieux au choc. Dans leur système d’évaluation, Bank of America-Merrill Lynch constate que les entreprises les plus « sociales » surperforment de 5 à 10 points en Bourse par rapport aux indices de référence. C’est le cas aux États-Unis mais aussi en Europe ou en Asie. Parmi les aspects évoqués, citons par exemple : la protection sanitaire et sociale des salariés (par nécessité, forcément), la politique de congés, la politique de garde d’enfants, de télétravail ou de chômage partiel… L’action environnementale et climatique des entreprises est également valorisée. C’est ce que nous apprend la dernière étude de HSBC. (6)
Dans ce cadre les entreprises ont donc un rôle prépondérant à jouer, non seulement pour leur propre performance sur le marché, mais également « de l’intérieur » (c’est lié me direz-vous, et vous auriez raison) concernant les actions pour leur plus beau capital : celui de leur Humain.
Quelles actions mettre en place ?
J’en vois beaucoup, et sans entrer dans les détails (les économistes le feront bien mieux que moi), j’en poserai trois essentiellement :
- D’une part revoir les systèmes de reporting en valorisant les données qualitatives face aux données quantitatives.
C’est déjà le cas dans bien des cas, mais n’est-il pas devenu essentiel de valoriser l’écoute, par exemple ou :
- De prendre en compte l’implication et l’effort du salarié, au-delà du résultat (qui ne reflète pas toujours son implication globale).
- De prendre en compte les attitudes/comportement face au travail : fiabilité, autonomie, esprit de collaboration….
Ce type d’approche permettra à l’entreprise de se positionner sur ce qui est important pour elle en tant que critère, et de valoriser les « bonnes pratiques » qui auraient émergées dans le cadre de cette crise.
N’est-ce pas là un message fort aux salariés en période de post-confinement ?
2. Valoriser l’écoute active à toutes les strates de l’entreprise, en accompagnant les managers
Sur ce derniers points, les Managers ont un rôle prépondérants.
La génération des millénials avaient déjà bousculé les codes en terme managériaux, pour preuve certains managers que je vois dans mon bureau et qui se sentent parfois désarmés face à certains profils : soit en terme générationnel, soit de par leur atypicité….
Il convient alors de les accompagner dans leur posture en développant leur agilité situationnelle mais également leur écoute pour leur permettre de passer d’une posture de leader à une posture de coach: pour accompagner et être présent pour leurs équipes.
Ce changement de paradigme ne pourra se faire qu’en préservant leur propre écologie personnelle : en se connaissant mieux, et en utilisant l’ensemble des outils de connaissance de soi.
Pour finir, et de manière non-exhaustive, je partagerais une dernière réflexion.
Pourquoi ne verrait-on pas dans cette crise sans précédent une occasion intéressante de se réinventer et de « réformer » le monde telle qu’il est ? Parce que « Réformer le monde » c’est avant tout se réformer soi-même…
N’est-ce pas là une formidable occasion de rebâtir sur d’autres bases plus humaines, plus écologiques et plus solidaires ?
Je terminerais sur la métaphore du verre à moitié vide ou à moitié plein.
A cette question de perception, j’en rajouterais une troisième, comme une troisième voie.
Plutôt que de choisir quel verre j’allais voir en premier, je fais le choix de re-remplir le verre…. Et pourquoi pas d’eau fraiche ? 😊
Nada ASSAF
Références:
(1) In http://www.strike.coop/bullshit-jobs/ (en anglais)
(2) « Malraux. Entretien inédit», entretien accordé à Ion Mihaileanu (juillet 1975)
(3) Doyen de la Faculté de Philosophie de l’Institut catholique de Paris, maître de conférences.
(4) Entretien du 16 mars 2020 sur France Inter.
(5) Système de notations des entreprises sur les aspects environnementaux, sociaux et de gouvernance – ESG
(6) HSBC a étudié plus de 600 grandes entreprises générant au moins 10 % de leur revenu grâce à des solutions climatiques, ainsi que près de 150 entreprises ayant un score ESG élevé au niveau mondial. Entre le 24 février (date du début de la forte volatilité des cours dû au coronavirus) et le 23 mars, les actions axées sur le climat ont surclassé les autres actions de 3 %. Quant aux actions ESG, elles ont battu les autres d’environ 7 %. Extrait du site : www.gouvernance-rse.ca
Analyse très pertinente